Le gène égoïste fait-il consensus ?
Il s’agit là de ma réponse au lecteur qui a mis un commentaire sur mon dernier billet le 5 octobre.
Dans son dernier livre Pour en finir avec Dieu, en particulier dans les pages 227 à 232, vous constaterez combien la vision de l'évolution selon Dawkins est rigide. La théorie du « gène égoïste » ferait consensus chez les scientifiques ? Lisez un peu ce qu’en dit Dawkins à la page 230, où il admet que le consensus scientifique est impossible parce que sa théorie est incomprise de la plupart de ses pairs (c’est une réflexion écrite en 2006…) :
« Il est important de ne pas se méprendre sur la portée de la sélection naturelle. Elle ne favorise pas l’évolution d’une perception cognitive de ce qui est bon pour vos gènes. Cette perception a dû attendre le XXe siècle pour arriver au niveau cognitif, et seuls ne la comprennent bien qu’une minorité de spécialistes scientifiques. »
Les gènes ayant fait leur travail de programmation, le cerveau se remplit de "règles d'or". Vous admettrez que c’est une vision plutôt contraignante, qui contraste avec celle d’autres spécialistes de l’évolution (Pascal Picq, Stephen Jay Gould, Richard C. Lewontin, Patrick Tort), où la souplesse favorise la richesse et la diversité. Voici ce qu’écrit Dawkins à la suite de la phrase précédemment citée :
« Ce que favorise la sélection naturelle, ce sont les règles d’or, qui fonctionnent en pratique pour promouvoir les gènes qui les ont construites. Les règles d’or, par nature, font parfois des erreurs. »
Et quand un individu se sort de la règle d'or, c’est un "raté" ! La sélection, la compétition sont la règle, alors que la civilisation et la morale ne seraient que des ratés de l'évolution ! Certes il les apprécie et dénonce le darwinisme social qui en a découlé dès la fin du XIXe siècle, mais cela dénote une perception réduite à une expression de gènes, avec son cortège de ratés.
Richard Dawkins pense que le gène est sélectionné jusque dans nos comportements sociaux. La morale, la civilisation auraient été sélectionnées par l’intermédiaire de gènes de l’altruisme, qui parviennent à se répandre (but de tout gène, selon Dawkins) puisqu’ils favorisent la pérennité de la collectivité. Mais a-t-on mis la main sur les gènes des comportements sociaux, ou bien ces comportements sont-ils le fruit d’une mise en réseau de causes diverses ? Je pense que c’est plutôt ce questionnement qui fait consensus chez les biologistes. Le gène « égoïste » ne fait pas consensus, parce qu’il est largement admis que justifier les comportements sociaux par une sélection de gènes est trop réducteur pour rendre compte de la richesse de la réalité. Dawkins a même poussé plus loin sa théorie en l’étendant à toute la culture en inventant une autre théorie : la mémétique, où le même joue le rôle du gène. Là non plus, il n’y a pas vraiment consensus.
Comparons maintenant la vision de l’évolution de Dawkins à celle de Patrick Tort et à son effet "réversif " de l'évolution, qui sélectionne aussi les comportements sociaux avantageux, par un effet de continuité qui se renverse sans créer de rupture. Lire pour cela son dernier ouvrage L'effet Darwin - de la sélection naturelle à la naissance de la civilisation où P. Tort présente, en s'appuyant sur les écrits de Darwin, une évolution sous forme de ruban de Möbius, les deux faces "nature et culture" d'une même évolution continue. La sélection naturelle a sélectionné son contraire : au lieu d’éliminer le moins apte en lui refusant de se reproduire, elle élimine les comportements éliminatoires, créant une facette positive de la sélection, qui se retourne, fonctionne sur le même modèle : une variation est sélectionnée pour son utilité ; la différence c’est que cette variation est son inverse.
«Une fois admis que le ruban n’est que la métaphore, à vocation didactique, du passage continu au revers, il reste à se demander quel est le modèle réel qui s’applique chez Darwin dans la pensée du passage de la nature à la civilisation […] : une variation –ici instinctuelle, mais aussi intellectuelle, puisqu’il s’agit d’une accentuation des instincts sociaux – […] est sélectionnée comme avantageuse et définit dans l’espèce une tendance évolutive. »
Darwin ne connaissant pas les gènes, il lui a fallu chercher dans une autre direction. Notre époque moderne a découvert les gènes, mais ceux des comportements sociaux n’ayant pas encore été répertoriés, l’explication de Darwin (donnée dans La filiation de l’homme) reste d’actualité.
Je ne pense pas que le « tout génétique » prôné par Dawkins soit adopté par tous les scientifiques. La triple hélice – les gènes, l’organisme, l’environnement - de Lewontin recueille à ce sujet plus d’approbation ! La richesse des organismes vivants et de leurs comportements ne peut s’expliquer que par un système très souple, en réseau, et laissant toute sa place aux variations aléatoires
À noter que Dawkins souscrit aussi au gradualisme darwinien, qui veut que l’évolution accumule lentement les effets sur de longues périodes. C’est effectivement ce qu’on constate la plupart du temps dans la nature. Mais dans les années 1970, Elredge, Stephen Jay Gould ont montré que des organismes pouvaient rester stables très longtemps, puis subir une transformation subite. Cette théorie, dite des « équilibres ponctués » se trouve de plus en plus vérifiée. Pour de plus amples développements, lire l’excellent livre de Jean Deutsch Le ver qui prenait l’escargot comme taxi.
En conclusion, je dirai à nouveau que Gould, Lewontin, Picq, Deutsch, Tort ont une vision qui réunit plus d’adeptes que celle du « gène égoïste », pour lequel il ne faut pas confondre célébrité et adhésion.
Illustration : José Tricot